C’est l’heure enfin. Du moins… l’heure annoncée plus trois-quarts d’heure. Le quai tout à l’heure désert est assailli par une foule compacte et colorée. Rires, cris, invectives, poussière, froufrou de boubous, chuintement de sandales remplissent l’espace jusqu’à saturation. Le train a à peine frappé le heurtoir que les passagers rusent d’acrobaties pour prendre les meilleures places et assiéger les portes bagage. Courses échevelées. Coups de tête, coups de coude, coups de becs. Un coup de sifflet interminable annonce le départ imminent. Sa stridulation se prolonge en acouphènes qui vrillent dans mes oreilles. Je voulais éviter la bousculade mais il est peut-être temps de monter dans le monstre de fer. Je gravis le marchepied quasiment la dernière, presque à reculons. Presque quand le train s’ébranle, presque quand la lourde porte métallique se referme. Le bruit est sec à mes oreilles mais je me trouve tout de même de l’autre côté. Du côté de celle qui part, qui entreprend le voyage. Quelque chose en moi est pourtant resté sur le quai et me regarde m’éloigner navrée.
Le convoi s’ébranle lentement. Le temps pour les derniers passagers de prendre place, de se déployer, de sortir le jeu de cartes, le magnéto ou le réchaud pour le thé. Très vite, on quitte la capitale. Nous narguons en sens inverse les kilomètres de bouchons dans lesquels s’engluent les banlieusards aux portes de la ville, pour faire route vers la campagne.
Très vite, le roulis des wagons me berce et a sur moi un effet apaisant. Je me sens peu à peu apaisée, mon esprit occupé par ce fond sonore et par la monotonie du paysage de sahel, plat, brûlé de soleil, où chaque panorama ressemble un peu plus au suivant. Mes paupières s’alourdissent, mon esprit baisse la garde et ce brouhaha s’infiltre à travers mes oreilles complices, jusqu’à l’intérieur de moi, comme une fumée opaque et insidieuse entre mes pensées tourmentées et le reste de mon corps. Verbiage interminable. Tapis acoustique permanent. Une légère migraine m’enserre à présent par les tempes. Aucune poche de silence pour réfugier ma tête endolorie. Le vacarme est partout. Dans les malles que l’on traîne à même le plancher métallique, dans les rires qui cascadent et ricochent contre les vitres, dans les pleurs hystériques d’un nourrisson…. Je n’ai jamais compris la propension qu’ont mes compatriotes à remplir tous les interstices de l’espace, à les recouvrir de décibels, à pousser le silence dans ses derniers retranchements pour emplir l’air de paroles utiles ou futiles, de musique en sourdine ou assourdissante, peu importe, pourvu qu’il y ait du bruit. Le wétaye[9] est la pire des punitions pour un homme sain. Ses adeptes sont forcément des asociaux, des maniaco-dépressifs ou des descendants directs de troglodytes…
« J’irai à Rufisque, regarder le cirque. »
Premier arrêt aux portes de Dakar, dans la banlieue industrieuse, Rufisque, seul lien de la presqu’île avec le continent. Une nouvelle fournée de passagers joue des coudes pour trouver une place dans les wagons partis pleins. Parmi eux, une trentaine de jeunes femmes vraisemblablement d’une même dahira[10] tout de blanc vêtues, la tête couverte sous les greffages, arborant la photo de leur serigne[11] en médaillon autour du cou. Les bijoux bling bling s’entrechoquent et jurent avec leur mise immaculée. Sans se soucier de la confusion ambiante, elles s’égayent dans le wagon comme dans une basse cour et s’entassent tant bien que mal avant que leurs paroles se dissolvent dans le brouhaha environnant.
Le train passe à présent derrière la cimenterie. Les cheminées à haut col rejettent une fumée grise qui se confond aux nuages et se mêlent aux exhalaisons du dragon métallique. Y a-t-il vraiment eu un cirque à Rufisque comme le dit la comptine ou était-ce juste pour le jeu de mot ? Pour l’effet mnémotechnique qu’il produirait à l’intérieur de nos petites têtes crépues ?
« …regarder le cirque ». C’est ma vie qui est devenue un cirque. Tout ça parce que je me suis mise en tête d’en remonter le fil. Et depuis, ses lacis s’emmêlent comme une pelote à la merci d’un chaton. J’étais une jeune femme de vingt-huit ans, autonome, équilibrée, résolue et somme toute heureuse. Maître assistant à l’université, issue d’une famille de classe moyenne mais unie et aimante. Entourée d’amis et même de prétendants. Il avait fallu que …
Nous voilà arrivés à la Cité du Rail[12], deuxième arrêt de l’Express pour Saint Louis. A peine le train entré en gare qu’il est assailli par un essaim de vendeuses. Pain rassis, friandises, bissap glacé et trop sucré. Les marchandes virevoltent autour des rails, piétinent les traverses dans la plus grande insouciance, sourdes aux injonctions courroucées du chef de gare. Les plus hardies montent dans le train et arpentent les allées louvoyant entre les passagers descendants et leurs bagages. Leurs jambes sont couvertes de poussière blanchâtre jusqu’à mi mollet. Seul le sifflet insistant du chef de gare les décide à descendre.
Nous prenons à nouveau le chemin tracé par les rails, droit devant nous, plus profond encore dans le pays et le continent. Inexorablement, je laisse ma vie d’avant derrière moi. L’Express, qui n’a d’express que le nom, est désormais à sa vitesse de croisière, c’est-à -dire celle d’un escargot. Mes pensées s’échappent et retournent à nouveau vers celui que je vais rejoindre. Peut-être la dernière pièce du puzzle. Cet homme dont on dit qu’il fut beau, assez en tout cas pour faire chavirer le cÅ“ur de deux femmes. Cet homme qui a l’âge de mon père Tidiane. A moins qu’il soit un peu plus jeune que Badara…
La comptine trotte dans ma tête « J’irai à Dakar… ». La ritournelle va l’amble « … prendre l’autocar ». Au galop fait son chemin « J’irai à Rufisque… » et maintenant se cabre comme une jument alezane « … regarder le cirque ». Moi, je ne suis que la spectatrice et les tours ne m’amusent pas plus que ça.
Quelques longues dizaines de minutes et Tivaouane révèle maintenant ses saints minarets. Tivaouane, troisième arrêt. Je commence à me demander si je suis bien dans un Express ou dans un omnibus. A ce rythme, je ne serai jamais au rendez-vous. Viendra-t-il ?
Je ne suis pas fâchée cependant de voir descendre du train les membres du dahira. Pendant toute cette portion de trajet, leurs conversations ne nous ont laissé aucun mystère. Très vite, celles-ci quittèrent le domaine religieux pour tomber dans le profane voire…très profane. Après les recettes de cuisine, ce furent les recettes de séduction d’une crudité telle que je détournais le regard de pudeur…
L’arrêt se prolonge. Les conversations tombent peu à peu et plusieurs passagers passent la tête par la fenêtre en se dévissant littéralement le cou pour savoir ce qui se passe. Petit à petit, les téléphone arabe se met en marche : il semble que ce soit une panne mécanique. La durée de l’arrêt est indéterminée. Il ne manquait plus que ça ! Plus qu’une solution : prendre son mal en patience, faute d’être mécaniciens. Les marchandes de mangues, sans doute fatiguées de tenir à bout de bras leurs plateaux vont peu à peu se rasseoir sur le quai et reprendre le fil de leurs conversations.
Le train toussote, hoquette, éternue, mais redémarre. Ouf, il faut maintenant rattraper le temps… Courir derrière les précieuses minutes perdues, remonter le sablier à défaut de le retourner. Oui, si je pouvais…
[9] Solitude [10] Association religieuse [11] Guide religieux [12] Ville de Thiès, par référence à son histoire où la voie ferrée a joué un rôle prépondérant