« J’irai à Kébémer embrasser ma mère. » Ma mère ? Laquelle ? Parce que je ne l’ai pas encore dit, mais j’ai deux mères et trois pères. Je sais, ça fait beaucoup pour une seule personne. C’est en tout cas ce que m’a révélé la boite à pandore une fois que je l’eus ouverte. La famille africaine a beau être large, celle-ci est tout de même exceptionnelle.
Jusqu’à peu, ma mère avait toujours été Yaay Khady, celle que j’ai toujours connue. Celle qui a couvert d’amour et d’attention bienveillante la gaie fratrie que nous formions mes frères, ma soeur et moi. Je n’étais ni l’aînée, ni la dernière mais paradoxalement la préférée, celle à qui on passait tous les caprices.
Quand Yaay Khady m’estima assez forte pour savoir, elle se libéra du lourd poids du mensonge brisant la conspiration du silence que tous avaient respectée autour d’elle : j’étais sa seule fille qu’elle n’avait pas mis au monde. Je me souviendrai toujours de la solennité de ce moment, un certain soir, sous la véranda de notre maison désertée. Elle me tenait les mains et pleurait sans pouvoir s’arrêter. Entre deux sanglots, elle rajusta son voile et se mit à me raconter ma vie depuis le jour de ma naissance. Enfin, il serait plus juste de dire, le jour de ma découverte…
C’était sur la plage de Yoff. Des adolescents matinaux s’entraînaient à la lutte lorsque le pied de l’un buta sur un amas chiffonné à moitié enseveli par le sable. Attirés par les feulements rauques, ils ont d’abord cru à une portée de chatons jetée par une ménagère courroucée. Mais, à y regarder de plus près…
Yaay Khady prit peur lorsque le groupe d’adolescents surexcités tambourina à sa porte. Elle acheva sa prière de Fadj[13] par le salut rituel et vola littéralement vers la porte pour ouvrir aux gamins. Leurs paroles étaient décousues, leurs yeux affolés, mais tous pointaient du doigt vers la mer. Leuk Daour[14] avait il fait une nouvelle victime ? Sans chercher à comprendre davantage ces paroles incompréhensibles, elle enfila ses sandales, s’agrippa un peu plus fort à son chapelet et courut vers la plage, dans la direction que prenaient ses guides d’un genre si particulier.
Yaay Khady avait invoqué Dieu et tous ses prophètes quand on lui avait tendu un paquet de langes frétillant. Elle avait imploré la protection divine contre les shaytané rajim[15] quand elle constata que j’étais encore baignée de liquide amniotique. Elle avait souri à travers ses larmes devant ce miracle de Dieu qui, comme pour Moïse trois millénaires plus tôt, avait épargné cette petite vie de la montée de la marée matinale, de l’appétit vorace des chiens errants, du froid et de la faim.
Voilà que j’étais adulte à présent. J’avais droit à la vérité, ce qui ne changeait rien à son amour pour moi. Mieux, à mes yeux, ces aveux étaient une preuve d’amour supplémentaire. Parce que ni elle, ni Tidiane, mon père avait fait de différence entre ses enfants utérins et moi, je me sentais leur fille au même titre que les précédents et suivants.
Je ne m’attendais cependant pas à ces révélations. J’accusais le coup. Plutôt bien au début. Puis, peu à peu, je commençais à éprouver un sentiment d’incomplétude. Je me mis en tête de connaître celle que je ne pouvais nommer maman : ma génitrice. J’avais du mal à l’appeler autrement que Oumou. Comble d’ironie, Oumou veut dire maman en arabe…. Pour moi, elle restera toujours quelques éclats de voix tapis dans mes tympans. Ceux qu’elle poussa lorsque je me présentai à elle quelques mois plus tard, remontant le fil d’Ariane du labyrinthe de ma vie. Des cris de surprise, des pleurs de remords et de honte aussi sans doute, des supplications inspirés par la peur d’être percée à jour par tous et surtout par Badara, son mari. Plus que le vernis parfait de la nouvelle vie qu’elle arborait, maintenant qu’elle vivait en parfaite bourgeoise, assise sur une montagne de biens et de certitudes, elle craignait comme au premier jour que son émigré de mari apprenne qu’elle avait « fauté » comme on dit chez nous, et que l’on sache que son pêché de jeunesse était de chair et d’os. Elle savait que l’enfant avait vécu. Elle aurait pu lui ôter la vie comme d’autres désespérées l’auraient fait mais le peu d’instinct maternel qui lui restait lui inspira de déposer l’encombrant paquet sur la plage de Yoff et de se réfugier derrière le bosquet jusqu’à s’assurer qu’il fût découvert sain et sauf. Elle avait alors pleuré toutes les larmes de son corps et était retournée le ventre vide attendre Badara, son jekeru bataaxal[16], qu’en trois ans, elle n’avait vu qu’en photo.
Oumou se présenta quelques années plus tard à Yaay Khady. Pour taire ses démons et retrouver le sommeil. Elle avait mûri, regrettait son geste et remerciait ma mère pour son geste noble. Yaay Khady prit peur. Peur que cette petite fille si attachante, si enjouée lui fut retirée. Peur que la vérité arrivât à mes oreilles d’enfants. Elle eut un geste d’auto protection en la congédiant sans ménagement. Quand elle comprit plus tard que l’intention de Oumou n’était pas de me reprendre, elle fit chemin vers elle pour lui permettre enfin de faire taire sa conscience. Ma mère et sa grandeur d’âme…
Le roulement du train accompagne mes pensées. Son effet hypnotique fait dodeliner les têtes. Dans ce wagon à moitié assoupi, ma vie défile à la vitesse de l’Express : au ralenti. Je prends une longue inspiration libérant mes poumons, laissant l’air se déployer dans les moindres replis de ma poitrine. Puis une lente, très lente expiration. Tout l’air chargé d’angoisse, de doutes et de peurs devait quitter mon corps pour épurer mon organisme. Arrivée au taquet, je restai en apnée jusqu’à l’étourdissement. M’étourdir pour ne plus penser… L’évocation de cette partie récente de ma vie m’est toujours douloureuse. Douloureuse parce qu’incertaine.
Nous laissons derrière nous Kébémer et son haras. Ces chevaux qui trottent libres alors que la comptine galope toujours dans ma tête comme dans un carrousel maudit.
[13] Prière du matin [14] Génie des eaux de Dakar [15] Satan et ses suppôts [16] Epouse dont on fait la connaissance par échange épistolaire