« J’irai à Louga saluer mon papa ». Sauf que mon papa m’attend à Saint Louis. Enfin, j’espère. La pelote s’était déroulée un peu plus, lorsque Oumou m’avoua avoir été séduite par un bel étudiant, promis à un brillant avenir. Avait-il su qu’elle portait en elle le germe de cet amour naissant, tué dans l’œuf ? Elle ne pouvait l’affirmer avec certitude. Tout ce qu’elle admit c’est qu’il était grand et beau, trait pour trait mon portrait ce qui rendait encore plus douloureux notre face à face. Omar fit le chemin inverse de son émigré de mari lorsque celui-ci rentra au pays. Il partit terminer son cycle d’ingénieur agronome en Angleterre et oublia plus vite qu’elle l’avait souhaité cette jeune femme qui n’était pas pour lui.
Le train avale toujours les kilomètres de voie ferrée. Le tortillard n’a aucun mal à continuer son chemin après l’arrêt de Louga sur des rails pourtant, datant de Lat Dior[17] ou pas loin. Louga. La fin du voyage est proche. Des passagers sont montés et d’autres sont descendus. Tout le long, j’ai regardé avec indifférence le mouvement des voyageurs. On prend les mêmes et on continue.
Un long sifflement me sort de la torpeur lénifiante dans laquelle je me love depuis de longues minutes. Le train ralentit, hoquette, s’essouffle. Une nouvelle panne ? Je tends le cou anxieuse. Nous sommes en rase campagne. Quelques arbres rabougris, le tapis herbacé à perte de vue. Rien de plus. Arriverons-nous un jour à bout de ce voyage ? Quelques sifflements plus brefs, l’allure decrescendo, puis l’Express s’arrête complètement, après un long grincement de roues. Les passagers s’agglutinent aux fenêtres, une ombre d’inquiétude dans les yeux, des gestes un rien nerveux. Rien. Quelques minutes passent. Il fait chaud. Dans la moiteur du wagon, ma peau colle à mon corsage qui transpire contre le skaï du fauteuil. Pas un souffle d’air n’entre ni ne sort. A l’intérieur du wagon, le silence se fait enfin après un long murmure de d’interrogations sans réponses. Une vache, puis deux, puis dix, puis vingt, enfin le troupeau entier traverse la voie. La dernière vache broutille une touffe rebelle, pile entre les deux rails. Quelques minutes supplémentaires. Le sablier s’est figé avec la moiteur ambiante. Puis le train redémarre, et de plus belles mes pensées. Peu à peu, je retombe dans ma léthargie. Je m’abrutis dans la contemplation du relief plat et monotone.
Quand j’eus Omar au bout du fil, il y a un quatre mois maintenant, il avait cru à un canular. Quelqu’un le mettait en boite pour la nouvelle émission de STV qui avait un train de retard par rapport France Z. En Afrique, pas besoin d’avoir de l’imagination. Le copier-coller marche à merveille. Pourquoi réinventer la roue alors que tout a déjà été inventé ailleurs ? Ce sont là les raccourcis du sous-développement.
J’admets moi-même que la blague aurait été douteuse. Sauf que ce n’était pas une blague et qu’il lui fallait l’admettre. Au comble de la méfiance, il a ensuite cru être le pigeon d’une de ces jeunes filles qui ne s’encombrent pas de scrupule, anxieuses de se trouver un tonton, un sugar daddy comme disent les anglo-saxons, déjà au stade tertiaire de la pyramide de Maslow, pour prendre un raccourci social. Sa vie à lui était stable : une erreur de jeunesse vite oubliée et il s’était concentré sur ses études jusqu’à devenir ingénieur agronome et menait à présent une vie prospère de gentleman farmer auprès de la même épouse depuis vingt ans.
« J’irai à Richard Toll, cultiver le sol ». Richard Toll. Sur les terres fertiles du bord du fleuve Sénégal. Ce n’est pas sur la route du chemin de fer. Je dois m’arrêter avant, à Saint Louis où il a promis de venir me chercher. De guerre lasse, et aussi par curiosité sans doute. Parce qu’il veut probablement rencontrer cette jeune femme résolue qui de toute façon ne lui laisse pas le choix. C’est ça ou le harcèlement moral. Après il pourra retourner à sa petite vie. Et moi, à la mienne?
Gandiol, dernier arrêt, dernière occasion de prendre le train qui quittera dans un instant sur la voie opposée, dernière chance de repartir vers ma vie d’avant. Celle rassurante, celle que j’avais toujours connue. A cet instant précis, j’aurais voulu être à Fongolimbi, à Salemata, à Kédougou.
J’irai à Saint Louis… non, celui-là ne figure pas dans la comptine. Toute façon, je ne trouve pas la rime
J’irai ? J’irai pas ? Y sera-t- il ? N’y sera-t-il pas ?
Omar possédait aujourd’hui des hectares et des hectares de cultures horticoles, norme européenne certifiée et, cerise sur le gâteau, labellisées « bio ». Il en est ainsi pour la très grande majorité des cultures de la vallée du fleuve Sénégal, ces paysans trop pauvres pour acheter de l’engrais chimique et qui se contentent de compost, de crottin de cheval et de bouse de vache pour tout fertilisant. Les « monsieur Jourdain » du Sahel sont potentiellement riches sans le savoir maintenant que l’Occident retourne au savoir-faire ancestral qu’eux n’ont jamais quitté. Omar avait eu le flair, l’accès au financement bancaire et un soupçon d’opportunisme.
Le savoir faire de ses ancêtres, la bénédiction de sa maman, un peu de robotisation quand même lui permirent de vendre ses tomates bio, gorgée de soleil, trois fois plus chères que les autres exploitants de la vallée mais encore loin dernière les prix du marché européen où sa production de contre saison s’écoulait à merveille. Aucun nuage dans ce tableau idyllique, dans sa vie lisse et sans surprise, jusqu’à ce fameux coup de téléphone.
Mais nous étions encore loin de Richard Toll. Nous étions à Gandiol, aux portes de Saint Louis, la belle endormie.
J’irai, j’irai pas ? Oserai-je, n’oserai-je pas ?
Gandiol, dernier arrêt, dernière occasion de prendre le train qui quittera dans un instant sur la voie opposée, dernière chance de repartir vers ma vie d’avant. Celle rassurante, celle que j’avais toujours connue. A cet instant précis, j’aurais voulu être à Fongolimbi, à Salemata, à Kédougou.
« J’irai à Kédougou, laver mon boubou. »
Mais, je m’éloigne, là . Et pas seulement géographiquement. La comptine en tête, mes pensées prennent un autre itinéraire, une voie de traverse, une échappatoire. J’ai toujours trouvé cette partie de la chanson tirée par les cheveux. Quel besoin d’aller aussi loin pour laver son boubou ? Pour moi aujourd’hui ce serait l’aubaine. A la frontière sénégalo-guinéo-malienne, autant dire à la frontière entre la pampa et la taïga, dans un no man’s land infrastructurel où les habitants sont toujours suspects. Suspects de porter des patronymes transfrontaliers. C’est le paradoxe du pays de la teranga,[18]: du moment où on n’est pas Sérère, Lébou ou Wolof, on est suspect d’avoir des origines douteuses.
[17] Guerrier ayant combattu la construction du chemin de fer par les colons au XIXème siècle [18] Hospitalité