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« J’irai à Dakar, prendre l’autocar. »
Le taxi qui me mène à la gare de si bon matin n’a pas de phare, pas de compteur, pas de plancher d’ailleurs par endroit. Tant pis s’il fait encore noir. Tant pis si je n’ai pas envie de parler encore moins de discutailler le prix de la course. Tant pis si mes chaussures reposent sur un tapis en plastique mou qui se déforme sous le poids de mes jambes et s’enfonce dangereusement vers l’asphalte dont je ressens les exhalations tièdes. La chaussée cabossée ne nous épargne aucun heurt. Chaque nid de poule trouve écho dans mon ventre vide. Le moteur est nerveux comme un diesel mal rafistolé. Le coup de volant est brusque et mal assuré. Le chauffeur est rogue, sans doute un sirouman[2] en fin de service. Je n’en ai rien à faire. Je n’ai pas plus envie de lui être sympathique que lui de connaître ma vie.
Ma vie, je ne la connais pas moi-même…
Sous les lampadaires oranger, mille petits soleils blafards donnent à  Pompier[3] un air de fête. La nuit s’achève à peine mais on se croirait à mi-journée tant la place est grouillante. Des ballots, des sacs, des chaises en plastique, des moutons sont chargés sur les galeries des Ndiaga Ndiaye[4] par des coxeurs[5] zélés. Les marchandes de fondé vendent leur bouillie de mil à pleines louchées. De mon taxi, j’observe cet îlot de vie dans la ville encore morte. J’ai mal aux cervicales à force de tourner la tête pour distinguer cette centaine de pantins s’agiter sous les lumières blêmes que dispute un soleil encore falot. Le chauffeur, lui, regarde toujours devant, imperturbable. Heureusement, d’ailleurs. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie d’arriver à bon port mais sûrement pas de terminer dans un ravin. Imperturbable. Sans doute est-il pressé de terminer sa dernière course et d’aller enfin commencer sa nuit… à six heures du matin.
« … prendre l’autocar ». Nous roulons à présent sur le boulevard de l’Arsenal, la gare routière derrière nous. C’est mal parti…Cette comptine d’école primaire me revient en mémoire comme une ritournelle obsédante mais bienvenue. Une distraction à point nommée pour parasiter les milliers de questions et de doutes qui se disputent dans ma tête.
Au détour de la place du Tirailleur où Demba et Dupond se tiennent dos à dos, le bâtiment à façade d’architecture coloniale se découpe dans le petit matin. Les ex-frères d’armes. Dos à dos. Je me suis toujours demandée comment il peut y avoir un échange Nord-Sud dans ces conditions. Quelle langue parle le dialogue Islamo-Chrétien ? Pourquoi l’un a droit à un patronyme, et l’autre juste un prénom ? Encore heureux qu’on ne l’ait pas prénommé Mamadou, ou Doudou, le masculin de Fatou, comme devraient s’appeler, par raccourci, tous les Africains musulmans.
Le chauffeur contourne la place et me dépose devant l’entrée de la gare. Je lui tends un billet. La somme a l’air de lui convenir, et dans le même silence tacite, j’ouvre la porte qui proteste de tous ses gonds rouillés et la claque derrière moi.
Le grand hall est désert. Hormis quelques chats errants, deux clochards qui dorment sur des bancs en béton, un vendeur de cigarettes et de petit colas[6] et le guichetier qui somnole derrière sa vitre comme un poisson dans son aquarium. Je suis probablement beaucoup trop en avance. Je toute façon, je n’arrivais pas à dormir. Toute la nuit, je me suis tournée et retournée dans mon lit sans trouver le sommeil. De guerre lasse, pour occuper mes pensées, je me suis levée et après une douche rapide, je suis sortie de la maison dans la nuit, préférant affronter les jinn et les nitu guddi[7] plutôt que mes propres démons. Je jette un coup d’œil à mon poignet. Mince ! J’ai oublié ma montre. La grande horloge murale ne m’est d’aucun secours. Ses grandes aiguilles sont figées dans une éternité poussiéreuse. Le temps, ici, a une autre valeur…
Je m’approche du guichetier dans son bocal. Il a les yeux mi-clos, un bol de café au lait devant lui et un grand pain emballé dans du papier journal. Je pense que bien avant Johannesburg, Rio ou Copenhague, ce sont les Africains qui en premier ont eu le réflexe du recyclage. Système D oblige…
Il a les yeux mi-clos mais ne dort pas. Peut-être est-il aussi frappé de cette même inanition ambiante ? Je jette un coup d’œil circulaire dans la salle des départs. A part moi, rien ne bougeait, comme si j’avais dit « une-deux-trois-soleil ! ». Seulement, le soleil n’est pas encore levé et mes compagnons de jeu n’ont pas l’air d’avoir le cœur à la fête. Alors, je me tourne vers le guichetier qui est toujours immobile. Je suis dans son champ de vision mais c’est flagrant qu’il essaye d’ignorer ma présence.
Je finis par toquer à la vitre sale, à moitié recouverte de prospectus et de calendriers obsolètes à l’effigie de guides religieux. Il lève les yeux au ciel avant de porter un regard agacé sur moi ou …la personne imaginaire derrière moi. Si ce n’était pas au-dessus de ses forces, il aurait ajouté « Quoi ?! ». Pourtant, on ne peut pas dire qu’il soit débordé à cette heure ! Peu sensible à ses états d’âme, je réponds à sa question muette :
– A quelle heure est prévu le départ l’Express pour Saint Louis ?
– Maalékum salam[8]!
– Euh, assalamu aleikum, réponds-je un peu décontenancée.
Dans mon empressement, j’oublie les civilités les plus élémentaires. Mais ce petit type valait bien une entorse à mon éducation…
– …
Il avait entendu ma question mais n’allait pas bouder son plaisir de me la faire répéter. S’il n’y a que cela pour faire son bonheur, je ne vais pas l’en priver… Il y a longtemps que j’ai compris avec le petit personnel (et « petit », cette fois, n’a rien de péjoratif dans mon esprit), il faut se montrer poli, à la limite de l’obséquiosité, saluer comme il se doit, mettre autant de « s’il vous plait » et de « merci » que la phrase pouvait en supporter, juste pour avoir le droit à une petite information, pour la délivrance de laquelle, certes, il était mal payé mais payé tout de même. La notion de « service public » est étrangère à nombre de nos concitoyens qui ne croient qu’en une chose : le « service camarade » ou encore leur bon vouloir dicté par l’humeur du jour et la capacité de l’autre à s’en accommoder. Seulement, voilà  : je suis mal réveillée, et bien qu’attendant ce jour depuis des années, voire, depuis… toute ma vie, j’ai à la fois envie et pas envie d’entreprendre ce voyage. J’ai à la fois peur de l’y trouver et de ne pas l’y trouver. Je n’ai surtout pas envie d’être sympathique à un guichetier levé du pied gauche doté d’une susceptibilité mal placée.
Il l’a sans doute compris, car entre deux bouchées et une aspiration sonore de son café au lait, devant mon insistance muette et butée, il lâche :
- Dans deux heures de temps…
Avant de se plonger dans la lecture de son journal de la veille.
Toute protestation est vaine, combat perdu d’avance. Que le train prévu à 7H05 finalement partira à 9H ? Motus et ferme ta bouche. Qu’on ne dit pas deux heures de temps, l’heure étant déjà l’unité de mesure du temps comme je le martèle souvent à mes étudiants ? Motus et même tarif. Alors je le prive d’un merci auquel il ne s’attendait sûrement pas et je tourne les talons pour aller m’asseoir sur le seul banc laissé libre par les clochards.
[1] Nouvelle bâtie autour de la comptine de Souleymane Djigo Diop, La Ronde des Villes, construite autour de l’anaphore « j’irai à … » et dont les passages sont cités en italique dans le texte. [2] Chauffeur de taxi qui utilise le véhicule pendant le repos du titulaire [3] Nom donné à la gare routière de Dakar du fait de sa proximité avec la caserne des pompiers [4] Cars de transport en commun [5] Rabatteurs et préposés à la collecte du prix du transport [6] Noix aux vertus excitantes [7] Etres nocturnes [8] Déformation de wa aleikum salam, réponse à Assalamu aleikum, bonjour en wolof (origine arabe)
C’est l’heure enfin. Du moins… l’heure annoncée plus trois-quarts d’heure. Le quai tout à l’heure désert est assailli par une foule compacte et colorée. Rires, cris, invectives, poussière, froufrou de boubous, chuintement de sandales remplissent l’espace jusqu’à saturation. Le train a à peine frappé le heurtoir que les passagers rusent d’acrobaties pour prendre les meilleures places et assiéger les portes bagage. Courses échevelées. Coups de tête, coups de coude, coups de becs. Un coup de sifflet interminable annonce le départ imminent. Sa stridulation se prolonge en acouphènes qui vrillent dans mes oreilles. Je voulais éviter la bousculade mais il est peut-être temps de monter dans le monstre de fer. Je gravis le marchepied quasiment la dernière, presque à reculons. Presque quand le train s’ébranle, presque quand la lourde porte métallique se referme. Le bruit est sec à mes oreilles mais je me trouve tout de même de l’autre côté. Du côté de celle qui part, qui entreprend le voyage. Quelque chose en moi est pourtant resté sur le quai et me regarde m’éloigner navrée.
Le convoi s’ébranle lentement. Le temps pour les derniers passagers de prendre place, de se déployer, de sortir le jeu de cartes, le magnéto ou le réchaud pour le thé. Très vite, on quitte la capitale. Nous narguons en sens inverse les kilomètres de bouchons dans lesquels s’engluent les banlieusards aux portes de la ville, pour faire route vers la campagne.
Très vite, le roulis des wagons me berce et a sur moi un effet apaisant. Je me sens peu à peu apaisée, mon esprit occupé par ce fond sonore et par la monotonie du paysage de sahel, plat, brûlé de soleil, où chaque panorama ressemble un peu plus au suivant. Mes paupières s’alourdissent, mon esprit baisse la garde et ce brouhaha s’infiltre à travers mes oreilles complices, jusqu’à l’intérieur de moi, comme une fumée opaque et insidieuse entre mes pensées tourmentées et le reste de mon corps. Verbiage interminable. Tapis acoustique permanent. Une légère migraine m’enserre à présent par les tempes. Aucune poche de silence pour réfugier ma tête endolorie. Le vacarme est partout. Dans les malles que l’on traîne à même le plancher métallique, dans les rires qui cascadent et ricochent contre les vitres, dans les pleurs hystériques d’un nourrisson…. Je n’ai jamais compris la propension qu’ont mes compatriotes à remplir tous les interstices de l’espace, à les recouvrir de décibels, à pousser le silence dans ses derniers retranchements pour emplir l’air de paroles utiles ou futiles, de musique en sourdine ou assourdissante, peu importe, pourvu qu’il y ait du bruit. Le wétaye[9] est la pire des punitions pour un homme sain. Ses adeptes sont forcément des asociaux, des maniaco-dépressifs ou des descendants directs de troglodytes…
« J’irai à Rufisque, regarder le cirque. »
Premier arrêt aux portes de Dakar, dans la banlieue industrieuse, Rufisque, seul lien de la presqu’île avec le continent. Une nouvelle fournée de passagers joue des coudes pour trouver une place dans les wagons partis pleins. Parmi eux, une trentaine de jeunes femmes vraisemblablement d’une même dahira[10] tout de blanc vêtues, la tête couverte sous les greffages, arborant la photo de leur serigne[11] en médaillon autour du cou. Les bijoux bling bling s’entrechoquent et jurent avec leur mise immaculée. Sans se soucier de la confusion ambiante, elles s’égayent dans le wagon comme dans une basse cour et s’entassent tant bien que mal avant que leurs paroles se dissolvent dans le brouhaha environnant.
Le train passe à présent derrière la cimenterie. Les cheminées à haut col rejettent une fumée grise qui se confond aux nuages et se mêlent aux exhalaisons du dragon métallique. Y a-t-il vraiment eu un cirque à Rufisque comme le dit la comptine ou était-ce juste pour le jeu de mot ? Pour l’effet mnémotechnique qu’il produirait à l’intérieur de nos petites têtes crépues ?
« …regarder le cirque ». C’est ma vie qui est devenue un cirque. Tout ça parce que je me suis mise en tête d’en remonter le fil. Et depuis, ses lacis s’emmêlent comme une pelote à la merci d’un chaton. J’étais une jeune femme de vingt-huit ans, autonome, équilibrée, résolue et somme toute heureuse. Maître assistant à l’université, issue d’une famille de classe moyenne mais unie et aimante. Entourée d’amis et même de prétendants. Il avait fallu que …
Nous voilà arrivés à la Cité du Rail[12], deuxième arrêt de l’Express pour Saint Louis. A peine le train entré en gare qu’il est assailli par un essaim de vendeuses. Pain rassis, friandises, bissap glacé et trop sucré. Les marchandes virevoltent autour des rails, piétinent les traverses dans la plus grande insouciance, sourdes aux injonctions courroucées du chef de gare. Les plus hardies montent dans le train et arpentent les allées louvoyant entre les passagers descendants et leurs bagages. Leurs jambes sont couvertes de poussière blanchâtre jusqu’à mi mollet. Seul le sifflet insistant du chef de gare les décide à descendre.
Nous prenons à nouveau le chemin tracé par les rails, droit devant nous, plus profond encore dans le pays et le continent. Inexorablement, je laisse ma vie d’avant derrière moi. L’Express, qui n’a d’express que le nom, est désormais à sa vitesse de croisière, c’est-à -dire celle d’un escargot. Mes pensées s’échappent et retournent à nouveau vers celui que je vais rejoindre. Peut-être la dernière pièce du puzzle. Cet homme dont on dit qu’il fut beau, assez en tout cas pour faire chavirer le cÅ“ur de deux femmes. Cet homme qui a l’âge de mon père Tidiane. A moins qu’il soit un peu plus jeune que Badara…
La comptine trotte dans ma tête « J’irai à Dakar… ». La ritournelle va l’amble « … prendre l’autocar ». Au galop fait son chemin « J’irai à Rufisque… » et maintenant se cabre comme une jument alezane « … regarder le cirque ». Moi, je ne suis que la spectatrice et les tours ne m’amusent pas plus que ça.
Quelques longues dizaines de minutes et Tivaouane révèle maintenant ses saints minarets. Tivaouane, troisième arrêt. Je commence à me demander si je suis bien dans un Express ou dans un omnibus. A ce rythme, je ne serai jamais au rendez-vous. Viendra-t-il ?
Je ne suis pas fâchée cependant de voir descendre du train les membres du dahira. Pendant toute cette portion de trajet, leurs conversations ne nous ont laissé aucun mystère. Très vite, celles-ci quittèrent le domaine religieux pour tomber dans le profane voire…très profane. Après les recettes de cuisine, ce furent les recettes de séduction d’une crudité telle que je détournais le regard de pudeur…
L’arrêt se prolonge. Les conversations tombent peu à peu et plusieurs passagers passent la tête par la fenêtre en se dévissant littéralement le cou pour savoir ce qui se passe. Petit à petit, les téléphone arabe se met en marche : il semble que ce soit une panne mécanique. La durée de l’arrêt est indéterminée. Il ne manquait plus que ça ! Plus qu’une solution : prendre son mal en patience, faute d’être mécaniciens. Les marchandes de mangues, sans doute fatiguées de tenir à bout de bras leurs plateaux vont peu à peu se rasseoir sur le quai et reprendre le fil de leurs conversations.
Le train toussote, hoquette, éternue, mais redémarre. Ouf, il faut maintenant rattraper le temps… Courir derrière les précieuses minutes perdues, remonter le sablier à défaut de le retourner. Oui, si je pouvais…
[9] Solitude [10] Association religieuse [11] Guide religieux [12] Ville de Thiès, par référence à son histoire où la voie ferrée a joué un rôle prépondérant
« J’irai à Kébémer embrasser ma mère. » Ma mère ? Laquelle ? Parce que je ne l’ai pas encore dit, mais j’ai deux mères et trois pères. Je sais, ça fait beaucoup pour une seule personne. C’est en tout cas ce que m’a révélé la boite à pandore une fois que je l’eus ouverte. La famille africaine a beau être large, celle-ci est tout de même exceptionnelle.
Jusqu’à peu, ma mère avait toujours été Yaay Khady, celle que j’ai toujours connue. Celle qui a couvert d’amour et d’attention bienveillante la gaie fratrie que nous formions mes frères, ma soeur et moi. Je n’étais ni l’aînée, ni la dernière mais paradoxalement la préférée, celle à qui on passait tous les caprices.
Quand Yaay Khady m’estima assez forte pour savoir, elle se libéra du lourd poids du mensonge brisant la conspiration du silence que tous avaient respectée autour d’elle : j’étais sa seule fille qu’elle n’avait pas mis au monde. Je me souviendrai toujours de la solennité de ce moment, un certain soir, sous la véranda de notre maison désertée. Elle me tenait les mains et pleurait sans pouvoir s’arrêter. Entre deux sanglots, elle rajusta son voile et se mit à me raconter ma vie depuis le jour de ma naissance. Enfin, il serait plus juste de dire, le jour de ma découverte…
C’était sur la plage de Yoff. Des adolescents matinaux s’entraînaient à la lutte lorsque le pied de l’un buta sur un amas chiffonné à moitié enseveli par le sable. Attirés par les feulements rauques, ils ont d’abord cru à une portée de chatons jetée par une ménagère courroucée. Mais, à y regarder de plus près…
Yaay Khady prit peur lorsque le groupe d’adolescents surexcités tambourina à sa porte. Elle acheva sa prière de Fadj[13] par le salut rituel et vola littéralement vers la porte pour ouvrir aux gamins. Leurs paroles étaient décousues, leurs yeux affolés, mais tous pointaient du doigt vers la mer. Leuk Daour[14] avait il fait une nouvelle victime ? Sans chercher à comprendre davantage ces paroles incompréhensibles, elle enfila ses sandales, s’agrippa un peu plus fort à son chapelet et courut vers la plage, dans la direction que prenaient ses guides d’un genre si particulier.
Yaay Khady avait invoqué Dieu et tous ses prophètes quand on lui avait tendu un paquet de langes frétillant. Elle avait imploré la protection divine contre les shaytané rajim[15] quand elle constata que j’étais encore baignée de liquide amniotique. Elle avait souri à travers ses larmes devant ce miracle de Dieu qui, comme pour Moïse trois millénaires plus tôt, avait épargné cette petite vie de la montée de la marée matinale, de l’appétit vorace des chiens errants, du froid et de la faim.
Voilà que j’étais adulte à présent. J’avais droit à la vérité, ce qui ne changeait rien à son amour pour moi. Mieux, à mes yeux, ces aveux étaient une preuve d’amour supplémentaire. Parce que ni elle, ni Tidiane, mon père avait fait de différence entre ses enfants utérins et moi, je me sentais leur fille au même titre que les précédents et suivants.
Je ne m’attendais cependant pas à ces révélations. J’accusais le coup. Plutôt bien au début. Puis, peu à peu, je commençais à éprouver un sentiment d’incomplétude. Je me mis en tête de connaître celle que je ne pouvais nommer maman : ma génitrice. J’avais du mal à l’appeler autrement que Oumou. Comble d’ironie, Oumou veut dire maman en arabe…. Pour moi, elle restera toujours quelques éclats de voix tapis dans mes tympans. Ceux qu’elle poussa lorsque je me présentai à elle quelques mois plus tard, remontant le fil d’Ariane du labyrinthe de ma vie. Des cris de surprise, des pleurs de remords et de honte aussi sans doute, des supplications inspirés par la peur d’être percée à jour par tous et surtout par Badara, son mari. Plus que le vernis parfait de la nouvelle vie qu’elle arborait, maintenant qu’elle vivait en parfaite bourgeoise, assise sur une montagne de biens et de certitudes, elle craignait comme au premier jour que son émigré de mari apprenne qu’elle avait « fauté » comme on dit chez nous, et que l’on sache que son pêché de jeunesse était de chair et d’os. Elle savait que l’enfant avait vécu. Elle aurait pu lui ôter la vie comme d’autres désespérées l’auraient fait mais le peu d’instinct maternel qui lui restait lui inspira de déposer l’encombrant paquet sur la plage de Yoff et de se réfugier derrière le bosquet jusqu’à s’assurer qu’il fût découvert sain et sauf. Elle avait alors pleuré toutes les larmes de son corps et était retournée le ventre vide attendre Badara, son jekeru bataaxal[16], qu’en trois ans, elle n’avait vu qu’en photo.
Oumou se présenta quelques années plus tard à Yaay Khady. Pour taire ses démons et retrouver le sommeil. Elle avait mûri, regrettait son geste et remerciait ma mère pour son geste noble. Yaay Khady prit peur. Peur que cette petite fille si attachante, si enjouée lui fut retirée. Peur que la vérité arrivât à mes oreilles d’enfants. Elle eut un geste d’auto protection en la congédiant sans ménagement. Quand elle comprit plus tard que l’intention de Oumou n’était pas de me reprendre, elle fit chemin vers elle pour lui permettre enfin de faire taire sa conscience. Ma mère et sa grandeur d’âme…
Le roulement du train accompagne mes pensées. Son effet hypnotique fait dodeliner les têtes. Dans ce wagon à moitié assoupi, ma vie défile à la vitesse de l’Express : au ralenti. Je prends une longue inspiration libérant mes poumons, laissant l’air se déployer dans les moindres replis de ma poitrine. Puis une lente, très lente expiration. Tout l’air chargé d’angoisse, de doutes et de peurs devait quitter mon corps pour épurer mon organisme. Arrivée au taquet, je restai en apnée jusqu’à l’étourdissement. M’étourdir pour ne plus penser… L’évocation de cette partie récente de ma vie m’est toujours douloureuse. Douloureuse parce qu’incertaine.
Nous laissons derrière nous Kébémer et son haras. Ces chevaux qui trottent libres alors que la comptine galope toujours dans ma tête comme dans un carrousel maudit.
[13] Prière du matin [14] Génie des eaux de Dakar [15] Satan et ses suppôts [16] Epouse dont on fait la connaissance par échange épistolaire
« J’irai à Louga saluer mon papa ». Sauf que mon papa m’attend à Saint Louis. Enfin, j’espère. La pelote s’était déroulée un peu plus, lorsque Oumou m’avoua avoir été séduite par un bel étudiant, promis à un brillant avenir. Avait-il su qu’elle portait en elle le germe de cet amour naissant, tué dans l’œuf ? Elle ne pouvait l’affirmer avec certitude. Tout ce qu’elle admit c’est qu’il était grand et beau, trait pour trait mon portrait ce qui rendait encore plus douloureux notre face à face. Omar fit le chemin inverse de son émigré de mari lorsque celui-ci rentra au pays. Il partit terminer son cycle d’ingénieur agronome en Angleterre et oublia plus vite qu’elle l’avait souhaité cette jeune femme qui n’était pas pour lui.
Le train avale toujours les kilomètres de voie ferrée. Le tortillard n’a aucun mal à continuer son chemin après l’arrêt de Louga sur des rails pourtant, datant de Lat Dior[17] ou pas loin. Louga. La fin du voyage est proche. Des passagers sont montés et d’autres sont descendus. Tout le long, j’ai regardé avec indifférence le mouvement des voyageurs. On prend les mêmes et on continue.
Un long sifflement me sort de la torpeur lénifiante dans laquelle je me love depuis de longues minutes. Le train ralentit, hoquette, s’essouffle. Une nouvelle panne ? Je tends le cou anxieuse. Nous sommes en rase campagne. Quelques arbres rabougris, le tapis herbacé à perte de vue. Rien de plus. Arriverons-nous un jour à bout de ce voyage ? Quelques sifflements plus brefs, l’allure decrescendo, puis l’Express s’arrête complètement, après un long grincement de roues. Les passagers s’agglutinent aux fenêtres, une ombre d’inquiétude dans les yeux, des gestes un rien nerveux. Rien. Quelques minutes passent. Il fait chaud. Dans la moiteur du wagon, ma peau colle à mon corsage qui transpire contre le skaï du fauteuil. Pas un souffle d’air n’entre ni ne sort. A l’intérieur du wagon, le silence se fait enfin après un long murmure de d’interrogations sans réponses. Une vache, puis deux, puis dix, puis vingt, enfin le troupeau entier traverse la voie. La dernière vache broutille une touffe rebelle, pile entre les deux rails. Quelques minutes supplémentaires. Le sablier s’est figé avec la moiteur ambiante. Puis le train redémarre, et de plus belles mes pensées. Peu à peu, je retombe dans ma léthargie. Je m’abrutis dans la contemplation du relief plat et monotone.
Quand j’eus Omar au bout du fil, il y a un quatre mois maintenant, il avait cru à un canular. Quelqu’un le mettait en boite pour la nouvelle émission de STV qui avait un train de retard par rapport France Z. En Afrique, pas besoin d’avoir de l’imagination. Le copier-coller marche à merveille. Pourquoi réinventer la roue alors que tout a déjà été inventé ailleurs ? Ce sont là les raccourcis du sous-développement.
J’admets moi-même que la blague aurait été douteuse. Sauf que ce n’était pas une blague et qu’il lui fallait l’admettre. Au comble de la méfiance, il a ensuite cru être le pigeon d’une de ces jeunes filles qui ne s’encombrent pas de scrupule, anxieuses de se trouver un tonton, un sugar daddy comme disent les anglo-saxons, déjà au stade tertiaire de la pyramide de Maslow, pour prendre un raccourci social. Sa vie à lui était stable : une erreur de jeunesse vite oubliée et il s’était concentré sur ses études jusqu’à devenir ingénieur agronome et menait à présent une vie prospère de gentleman farmer auprès de la même épouse depuis vingt ans.
« J’irai à Richard Toll, cultiver le sol ». Richard Toll. Sur les terres fertiles du bord du fleuve Sénégal. Ce n’est pas sur la route du chemin de fer. Je dois m’arrêter avant, à Saint Louis où il a promis de venir me chercher. De guerre lasse, et aussi par curiosité sans doute. Parce qu’il veut probablement rencontrer cette jeune femme résolue qui de toute façon ne lui laisse pas le choix. C’est ça ou le harcèlement moral. Après il pourra retourner à sa petite vie. Et moi, à la mienne?
Gandiol, dernier arrêt, dernière occasion de prendre le train qui quittera dans un instant sur la voie opposée, dernière chance de repartir vers ma vie d’avant. Celle rassurante, celle que j’avais toujours connue. A cet instant précis, j’aurais voulu être à Fongolimbi, à Salemata, à Kédougou.
J’irai à Saint Louis… non, celui-là ne figure pas dans la comptine. Toute façon, je ne trouve pas la rime
J’irai ? J’irai pas ? Y sera-t- il ? N’y sera-t-il pas ?
Omar possédait aujourd’hui des hectares et des hectares de cultures horticoles, norme européenne certifiée et, cerise sur le gâteau, labellisées « bio ». Il en est ainsi pour la très grande majorité des cultures de la vallée du fleuve Sénégal, ces paysans trop pauvres pour acheter de l’engrais chimique et qui se contentent de compost, de crottin de cheval et de bouse de vache pour tout fertilisant. Les « monsieur Jourdain » du Sahel sont potentiellement riches sans le savoir maintenant que l’Occident retourne au savoir-faire ancestral qu’eux n’ont jamais quitté. Omar avait eu le flair, l’accès au financement bancaire et un soupçon d’opportunisme.
Le savoir faire de ses ancêtres, la bénédiction de sa maman, un peu de robotisation quand même lui permirent de vendre ses tomates bio, gorgée de soleil, trois fois plus chères que les autres exploitants de la vallée mais encore loin dernière les prix du marché européen où sa production de contre saison s’écoulait à merveille. Aucun nuage dans ce tableau idyllique, dans sa vie lisse et sans surprise, jusqu’à ce fameux coup de téléphone.
Mais nous étions encore loin de Richard Toll. Nous étions à Gandiol, aux portes de Saint Louis, la belle endormie.
J’irai, j’irai pas ? Oserai-je, n’oserai-je pas ?
Gandiol, dernier arrêt, dernière occasion de prendre le train qui quittera dans un instant sur la voie opposée, dernière chance de repartir vers ma vie d’avant. Celle rassurante, celle que j’avais toujours connue. A cet instant précis, j’aurais voulu être à Fongolimbi, à Salemata, à Kédougou.
« J’irai à Kédougou, laver mon boubou. »
Mais, je m’éloigne, là . Et pas seulement géographiquement. La comptine en tête, mes pensées prennent un autre itinéraire, une voie de traverse, une échappatoire. J’ai toujours trouvé cette partie de la chanson tirée par les cheveux. Quel besoin d’aller aussi loin pour laver son boubou ? Pour moi aujourd’hui ce serait l’aubaine. A la frontière sénégalo-guinéo-malienne, autant dire à la frontière entre la pampa et la taïga, dans un no man’s land infrastructurel où les habitants sont toujours suspects. Suspects de porter des patronymes transfrontaliers. C’est le paradoxe du pays de la teranga,[18]: du moment où on n’est pas Sérère, Lébou ou Wolof, on est suspect d’avoir des origines douteuses.
[17] Guerrier ayant combattu la construction du chemin de fer par les colons au XIXème siècle [18] Hospitalité
« J’irai à Kolda, écouter la Kora ». Plus improbable encore ! La Casamance a beau être le grenier du Sénégal, ses habitants sont jugés trop frustres, trop rigides, pas assez truands ou beaucoup trop en dessous de la moyenne nationale. Quelques notes de la harpe du Sahel auraient pourtant apaisé mes tensions. Mon dos est tendu comme un archer. Mon ventre n’en peut plus de mouliner à vide.
Mais je suis loin des virtuoses Mandingues. Je m’éloigne et le train se rapproche. J’ai raté la dernière occasion de descendre du train. Les derniers villages défilent. Des jeunes enfants nous font des signes de la main. J’attarde mon regard sur un âne, des huttes, du fourrage entassé dans un coin de parcelle. Je m’accroche à ces images fuyantes et multicolores. Et si j’avais vraiment ouvert la boite à pandore ? Tous ces fantômes n’étaient-ils pas mieux au chaud dans la malle de l’oubli ?
Quatrième appel téléphonique. Après un bref échange, Omar était resté un long moment sans parler. Je voulais le rencontrer. Rencontrer mon géniteur, pas encore mon père. J’entendais juste son souffle, court et irrégulier qui trahissait les mille questions qu’il se posait fort opportunément. Quelques soupirs vites réprimés. J’ai compris sa reddition à une seule question :
– Comment me reconnaîtrez-vous ?
Je jubilais mais me sentais un peu bête aussi. Cet homme sur lequel j’avais focalisé tant d’attention depuis des mois me croiserait dans la rue que je ne le reconnaîtrais même pas. Je courrais derrière une chimère et il comptait dessus pour se débarrasser de moi.
De nouveau, un long silence au bout du fil. De mon fait, cette fois. Il conclut lui-même devant mon silence :
– Si vous êtes ma fille, je veux dire si vous êtes vraiment ma fille, je le saurais.
La percussion sourde de la locomotive contre le heurtoir me sort de ma torpeur. Les voyageurs sont semble-t-il aussi pressés de sortir que de monter tout à l’heure. Courses échevelées. Coups de bec, coups de coude, coups de tête. Je descends la dernière. Lentement. Presque à reculons. Quand le quai est quasiment désert. Au moins, je n’aurais pas à rechercher mes traits sur tous les hommes cinquantenaires qui me croiseront. Athlétique ? Bedonnant ? Grisonnant ? Avenant ? Je lui donne dans ma tête tous les attributs.
Je fais les cents pas un instant puis longe le quai jusqu’au bout. Là où le rails repartent vers la destination inverse : Gandiol, Louga, Kébémer, Tivaoune, Thiès, Rufisque, Dakar. Mon regard ne peut se détacher du ballast sale et glacé d’urine. Je répugne à y poser les pieds. Je reste donc à quai encore de longues minutes, le dos tourné à la gare. C’est sans issue mais je m’y tiens, ne sachant où aller. J’étais comme sur le haut d’une falaise avec le précipice à mes pieds. J’ai faim, j’ai chaud, j’ai une boule sèche dans la gorge qui m’empêche de déglutir. Et s’il ne vient pas ? J’irai à Saint Louis… Décidemment, la rime ne vient pas non plus. Toutes les combinaisons sonnent faux. Ma vue se brouille soudain. Si c’était un vrai précipice, à cet instant précis, j’aurais eu du mal à résister à l’appel du vide.
Je sens soudain une main sur mon épaule. Une main large et tiède. Je n’ose encore me retourner mais je sais qu’il est là . Je sais qu’il est venu.
J’irai à Saint Louis, remonter ma vie…
*This story was originally published in ‘Nouvelles du Sénégal’ by Magellan Editors in Paris
Nafissatou Dia Diouf is a Senegalese author whose fiction, poetry, children’s literature, and philosophical essays, portray diverse topics as they relate to her country such as education, marriage, polygamy, maternity/paternity, the influence of the West, the roles of business and government, and the power of the media. Diouf provides her reader with a comprehensive yet critical view of Senegal and shows how her homeland is affected by and reacts to the changes it currently faces.