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« J’irai à Dakar, prendre l’autocar. »
Le taxi qui me mène à la gare de si bon matin n’a pas de phare, pas de compteur, pas de plancher d’ailleurs par endroit. Tant pis s’il fait encore noir. Tant pis si je n’ai pas envie de parler encore moins de discutailler le prix de la course. Tant pis si mes chaussures reposent sur un tapis en plastique mou qui se déforme sous le poids de mes jambes et s’enfonce dangereusement vers l’asphalte dont je ressens les exhalations tièdes. La chaussée cabossée ne nous épargne aucun heurt. Chaque nid de poule trouve écho dans mon ventre vide. Le moteur est nerveux comme un diesel mal rafistolé. Le coup de volant est brusque et mal assuré. Le chauffeur est rogue, sans doute un sirouman[2] en fin de service. Je n’en ai rien à faire. Je n’ai pas plus envie de lui être sympathique que lui de connaître ma vie.
Ma vie, je ne la connais pas moi-même…
Sous les lampadaires oranger, mille petits soleils blafards donnent à  Pompier[3] un air de fête. La nuit s’achève à peine mais on se croirait à mi-journée tant la place est grouillante. Des ballots, des sacs, des chaises en plastique, des moutons sont chargés sur les galeries des Ndiaga Ndiaye[4] par des coxeurs[5] zélés. Les marchandes de fondé vendent leur bouillie de mil à pleines louchées. De mon taxi, j’observe cet îlot de vie dans la ville encore morte. J’ai mal aux cervicales à force de tourner la tête pour distinguer cette centaine de pantins s’agiter sous les lumières blêmes que dispute un soleil encore falot. Le chauffeur, lui, regarde toujours devant, imperturbable. Heureusement, d’ailleurs. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie d’arriver à bon port mais sûrement pas de terminer dans un ravin. Imperturbable. Sans doute est-il pressé de terminer sa dernière course et d’aller enfin commencer sa nuit… à six heures du matin.
« … prendre l’autocar ». Nous roulons à présent sur le boulevard de l’Arsenal, la gare routière derrière nous. C’est mal parti…Cette comptine d’école primaire me revient en mémoire comme une ritournelle obsédante mais bienvenue. Une distraction à point nommée pour parasiter les milliers de questions et de doutes qui se disputent dans ma tête.
Au détour de la place du Tirailleur où Demba et Dupond se tiennent dos à dos, le bâtiment à façade d’architecture coloniale se découpe dans le petit matin. Les ex-frères d’armes. Dos à dos. Je me suis toujours demandée comment il peut y avoir un échange Nord-Sud dans ces conditions. Quelle langue parle le dialogue Islamo-Chrétien ? Pourquoi l’un a droit à un patronyme, et l’autre juste un prénom ? Encore heureux qu’on ne l’ait pas prénommé Mamadou, ou Doudou, le masculin de Fatou, comme devraient s’appeler, par raccourci, tous les Africains musulmans.
Le chauffeur contourne la place et me dépose devant l’entrée de la gare. Je lui tends un billet. La somme a l’air de lui convenir, et dans le même silence tacite, j’ouvre la porte qui proteste de tous ses gonds rouillés et la claque derrière moi.
Le grand hall est désert. Hormis quelques chats errants, deux clochards qui dorment sur des bancs en béton, un vendeur de cigarettes et de petit colas[6] et le guichetier qui somnole derrière sa vitre comme un poisson dans son aquarium. Je suis probablement beaucoup trop en avance. Je toute façon, je n’arrivais pas à dormir. Toute la nuit, je me suis tournée et retournée dans mon lit sans trouver le sommeil. De guerre lasse, pour occuper mes pensées, je me suis levée et après une douche rapide, je suis sortie de la maison dans la nuit, préférant affronter les jinn et les nitu guddi[7] plutôt que mes propres démons. Je jette un coup d’œil à mon poignet. Mince ! J’ai oublié ma montre. La grande horloge murale ne m’est d’aucun secours. Ses grandes aiguilles sont figées dans une éternité poussiéreuse. Le temps, ici, a une autre valeur…
Je m’approche du guichetier dans son bocal. Il a les yeux mi-clos, un bol de café au lait devant lui et un grand pain emballé dans du papier journal. Je pense que bien avant Johannesburg, Rio ou Copenhague, ce sont les Africains qui en premier ont eu le réflexe du recyclage. Système D oblige…
Il a les yeux mi-clos mais ne dort pas. Peut-être est-il aussi frappé de cette même inanition ambiante ? Je jette un coup d’œil circulaire dans la salle des départs. A part moi, rien ne bougeait, comme si j’avais dit « une-deux-trois-soleil ! ». Seulement, le soleil n’est pas encore levé et mes compagnons de jeu n’ont pas l’air d’avoir le cœur à la fête. Alors, je me tourne vers le guichetier qui est toujours immobile. Je suis dans son champ de vision mais c’est flagrant qu’il essaye d’ignorer ma présence.
Je finis par toquer à la vitre sale, à moitié recouverte de prospectus et de calendriers obsolètes à l’effigie de guides religieux. Il lève les yeux au ciel avant de porter un regard agacé sur moi ou …la personne imaginaire derrière moi. Si ce n’était pas au-dessus de ses forces, il aurait ajouté « Quoi ?! ». Pourtant, on ne peut pas dire qu’il soit débordé à cette heure ! Peu sensible à ses états d’âme, je réponds à sa question muette :
– A quelle heure est prévu le départ l’Express pour Saint Louis ?
– Maalékum salam[8]!
– Euh, assalamu aleikum, réponds-je un peu décontenancée.
Dans mon empressement, j’oublie les civilités les plus élémentaires. Mais ce petit type valait bien une entorse à mon éducation…
– …
Il avait entendu ma question mais n’allait pas bouder son plaisir de me la faire répéter. S’il n’y a que cela pour faire son bonheur, je ne vais pas l’en priver… Il y a longtemps que j’ai compris avec le petit personnel (et « petit », cette fois, n’a rien de péjoratif dans mon esprit), il faut se montrer poli, à la limite de l’obséquiosité, saluer comme il se doit, mettre autant de « s’il vous plait » et de « merci » que la phrase pouvait en supporter, juste pour avoir le droit à une petite information, pour la délivrance de laquelle, certes, il était mal payé mais payé tout de même. La notion de « service public » est étrangère à nombre de nos concitoyens qui ne croient qu’en une chose : le « service camarade » ou encore leur bon vouloir dicté par l’humeur du jour et la capacité de l’autre à s’en accommoder. Seulement, voilà  : je suis mal réveillée, et bien qu’attendant ce jour depuis des années, voire, depuis… toute ma vie, j’ai à la fois envie et pas envie d’entreprendre ce voyage. J’ai à la fois peur de l’y trouver et de ne pas l’y trouver. Je n’ai surtout pas envie d’être sympathique à un guichetier levé du pied gauche doté d’une susceptibilité mal placée.
Il l’a sans doute compris, car entre deux bouchées et une aspiration sonore de son café au lait, devant mon insistance muette et butée, il lâche :
- Dans deux heures de temps…
Avant de se plonger dans la lecture de son journal de la veille.
Toute protestation est vaine, combat perdu d’avance. Que le train prévu à 7H05 finalement partira à 9H ? Motus et ferme ta bouche. Qu’on ne dit pas deux heures de temps, l’heure étant déjà l’unité de mesure du temps comme je le martèle souvent à mes étudiants ? Motus et même tarif. Alors je le prive d’un merci auquel il ne s’attendait sûrement pas et je tourne les talons pour aller m’asseoir sur le seul banc laissé libre par les clochards.
[1] Nouvelle bâtie autour de la comptine de Souleymane Djigo Diop, La Ronde des Villes, construite autour de l’anaphore « j’irai à … » et dont les passages sont cités en italique dans le texte. [2] Chauffeur de taxi qui utilise le véhicule pendant le repos du titulaire [3] Nom donné à la gare routière de Dakar du fait de sa proximité avec la caserne des pompiers [4] Cars de transport en commun [5] Rabatteurs et préposés à la collecte du prix du transport [6] Noix aux vertus excitantes [7] Etres nocturnes [8] Déformation de wa aleikum salam, réponse à Assalamu aleikum, bonjour en wolof (origine arabe)